Le 20 mai 1940, François Molet se trouve mêlé, malgré lui, à « l’affaire des 21 fusillés du kiosque d’Abbeville ». Le 15 mai, un groupe de 78 suspects est extrait de la prison belge de Bruges, remis à la Sûreté puis conduit en France. Le convoi arrive à Abbeville dans la nuit du 19 au 20 mai. Ne sachant où « loger » les prisonniers, on les enferme dans la cave du kiosque à musique. Les Allemands sont aux portes de la ville.Les militaires français doivent décrocher… Mais que faire des prisonniers ? 21 d’entre eux vont être passés par les armes, sans autre forme de procès. Quelques mois plus tard, l’affaire est jugée par un tribunal allemand.François Molet, sergent chef de réserve ainsi que son chef direct, le lieutenant Caron, sont condamnés à mort et fusillés au mont Valérien…
Les folles journées du 15 au 20 mai 1940
Le 15 mai, l’administration pénitentiaire de la prison de Bruges, submergée par l’incarcération de « suspects », décide d’en transférer une partie vers la France. 79 personnes sont embarquées dans un convoi de trois autocars : une vingtaine de Belges, 18 Juifs de nationalité inconnue, 14 Allemands, 6 Néerlandais, 3 Luxembourgeois, 9 Italiens, 2 Suisses, 1 Français alsacien, 1 Espagnol, 1 Danois, 1 Canadien, Robert Bell, entraîneur de l’équipe nationale allemande de hockey sur glace, incarcéré en mars 1940 pour manque de papiers en règle et suspecté d’être un espion, 1 Autrichien, 1 Tchèque. Bien entendu, tous ne sont pas innocents. Le groupe compte notamment Léon Degrelle, fondateur du mouvement fasciste Rex.
Les trois autocars comptant 78 détenus partis de Bruges ont gagné Dunkerque via Ostende, à la frontière franco-belge. Là, Léon Degrelle est reconnu, tiré du car et proprement passé à tabac par des militaires français. Degrelle s’en tire avec quelques « bleus ». Le convoi repartira sans lui, et sous les huées et les jets de pierre atteindra la prison de Béthune où, après un interrogatoire d’identité sommaire pour l’établissement d’une liste,les 77 suspects seront remis, dans des conditions restées peu claires, à la Sûreté française. Ils resteront détenus à Béthune jusqu’au 19 mai, puis seront de nouveau évacués devant l’avance allemande. Au moment du départ, on joindra au lot un jeune Belge vivant en France et ayant refusé d’être mobilisé dans l’armée de la IIIe République.
Source : Communisme et nazisme – 25 réflexions sur le totalitarisme au XXe siècle par Alain de Benoist, page 65. En haut, à gauche : le kiosque d’Abbeville où furent arbitrairement emprisonnés les 77 détenus en provenance de la prison belge de Bruges, via Béthune. En haut, à droite : Joris van Severen vers 1939, en bas à droite : Jan Rijckoort. En bas à gauche, les tombes de Joris van Severen et Jan Rijckoort dans le cimetière d’Abbeville.
–––
Sous la protection de la Sûreté française, le convoi atteindra Abbeville dans la nuit du 19 au 20 mai, vers minuit. Les suspects seront, faute de mieux, enfermés dans la cave du kiosque à musique de la Porte du Bois. Pour Abbeville, la journée du 20 mai est un jour sombre. Les Allemands sont aux portes de la ville. Pour les dernières unités présentes dans la ville en flammes, le décrochage s’impose. Mais que faire des prisonniers ?
Le capitaine Marcel Dingeon de l’état-major de la place, un architecte mobilisé, choisit une solution expéditive : les fusiller tous ! Qui donc a eu la malencontreuse idée de confier 79 « parachutistes » allemands à un capitaine ivrogne (c’est ce que dira la commission d’enquête). Dingeon donne ordre verbal au sergent-chef François Molet et à sa section de la 5e compagnie du 28e Régiment Régional, des territoriaux rappelés d’âge déjà mûr. Quelques soldats d’une unité du Train se joindront à eux. La tuerie commence. Par groupe de 4 ou de 2, les malheureux civils sont extraits de leur cachot et abattus froidement. Le lieutenant René Caron, supérieur direct de Molet, instituteur dans le civil, qui passait justement par là, participe à la fête (« encore un ivrogne » dira l’enquête).
Le sergent chef Molet est mal à l’aise. Il retourne voir le chef Dingeon. « Fusillez les tous » répond Dingeon. Pour en finir au plus vite, un soldat lance une grenade dans la cave du kiosque… qui n’explose pas ! 21 exécutions ont déjà eu lieu, interrompues de temps en temps par les bombardements allemands. Le lieutenant Jean Leclabart du 28e RR qui lui aussi passait par là et qui connaissait le règlement militaire s’exclame : « Mais enfin, êtes-vous devenu fou ? » et demande à voir l’ordre d’exécution. Comme personne ne peut montrer un tel ordre, il fait arrêter le massacre.
Parmi les victimes : Joris Van Severen, chef du Verdinaso et son secrétaire, Jan Rijckoort ; un canadien, entraîneur de hockey sur glace, arrêté au mauvais endroit et au mauvais moment parce que ces papiers n’étaient pas en ordre ; un frère bénédictin d’origine allemande ; une vieille dame ; Lucien Monami, conseiller communal de St-Gilles ; un marchand d’endives, conducteur de son véhicule réquisitionné pour transporter les « suspects » et qui, ironie du sort, le partagea par erreur ; 4 italiens antifascistes réfugiés en Belgique et qui croyaient échapper aux Allemands… !
Sources : Het bloedbad van Abbeville de Gaby Warris. L’auteure avait 18 ans et fut arrêtée avec sa mère et sa grand-mère sous prétexte que son père était militant nationaliste flamand. Elle raconte le massacre et comment, sous ses yeux, sa grand-mère fut tirée de la cave du kiosque et assassinée à coup de crosse et de baïonnette.
« Dossier Abbeville » (en néerlandais) de Carlos H. Vlaeminck (ÉditeurDavidsfonds Leuven, 1977, ISBN 90 6152 292 7) et article de Dirk Martin dans Jours de Guerre N° 3 édité par le Crédit Communal de Belgique.
Blog « Histoires de Français Libres ordinaires » : lien.
Archives de la Somme, 22 J 68 : Fonds Pierre Vasselle, dont « les exécutions sommaires d’Abbeville du 20 mai 1940, jugées par le Tribunal de guerre allemand » : lien.
François Molet
MOLET Émile François Amédé est né à Beaurevoir (Aisne) le 14 mars 1905, dans une famille de cultivateurs. Appelé sous les drapeaux et affecté à la 4e batterie du 313e RAP, il rejoint Mayence le 15 mai 1925. Promu brigadier et rattaché au 305e Régiment d’artillerie à pied, François Molet est nommé maréchal des logis le 11 mai 1926. Ses états de service sont excellents. Ses supérieurs louent sa droiture et sa gentillesse. Libéré de ses obligations le 29 octobre 1926, il retrouve son pays et reprend ses activités de cultivateur. Le 14 septembre 1932, il épouse à Levergies (arrondissement de Saint-Quentin, dans l’Aisne) Mademoiselle Paule Boulanger dont il a quatre enfants. Il exploite la ferme familiale.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, François Molet est affecté sur la ligne Maginot, avec le grade de sergent chef de réserve. En septembre 1939, il est rattaché à la 101e batterie du 2e dépôt d’artillerie à Abbeville, puis au 28e régiment de la garde, 1er bataillon, 5e compagnie, dernière unité.
« Ma pauvre chère bien aimée Paule » – Lettre du 7 avril 1942
Avant d’être fusillé au Mont Valérien, il écrit la lettre suivante qu’il adresse à sa femme :
« Ma chérie, mon amour, ton bonheur, notre bonheur sur terre est fini. Adieu au revoir au Ciel. Pour moi j’avais fait le sacrifice […] Enfin j’ai fait tout mon possible, mon devoir le mieux possible, je t’ai aimée comme peu ont été aimé. […] Combien j’aurai préféré être tué l’an passé à la bataille que de mourir ainsi. Je ne pensais jamais que le bon Dieu m’aurait enlevé si vite à vos affections, surtout après l’avoir servi de mon mieux. Après la guerre, tu me feras réhabiliter surtout. Je n’ai pas commandé l’exécution. Je n’ai pas tué personne. C’est le gendarme qui a tout fait et moi j’ai tout fait pour l’en empêcher. Surtout fais-nous réhabiliter et défend notre honneur, l’honneur de nos enfants.
Tu avais confiance, nous avions confiance en ces gens-là bien à tort, tu vois il n’y a rien à faire. Pour eux, pas de pitié, pas d’appel, rien. J’avais eu peur avec raison en entendant le jugement qui nous faisait passer pour des sadiques ayant encore fracassé des crânes et tué à coup de baïonnettes ceux qui étaient exécutés, ce qui est faux, archi faux. Je suis innocent. C’est atroce pour toi. Je t’aimais tant et n’ai jamais pu me résoudre à te quitter. J’aurais du le faire, me sauver, me sauver… et il est trop tard […]
Tu proclameras qu’à Abbeville, j’ai tout fait pour éviter une atrocité française et j’ai réussi puisque cinquante-huit n’ont pas été exécutés…
Nous nous pensions sauvés et je ne pensais jamais que l’on ne reconnaîtrez pas notre innocence. Je pensais que les Saints que j’avais invoqués […] m’auraient conservé à mes chéris. Enfin il faut des sacrifices pour la France. »
L’exécution de François Molet eut lieu le 7 avril 1942, au mont Valérien.
Merci à Jean-Luc Molet, son cousin, pour les documents (lettre et photo du couple) qu’il m’a fait parvenir…